xxij DISCOURS PRELIMINAIRE tervalie d’ignorance que des fiecles de lumière avoient précédé, la régénération des idées, fi on peut parler ainfi, a dû néceffairement être differente de leur génération primitive. Nous allons tâcher de le faire fentir . Les chefs-d’œuvre que les Anciens nous avoient laiflés dans prefque tous les genres, avoient été oubliés pendant douze fiecles. Les principes des Sciences & des Arts étoient perdus, parce que le beau & la vrai qui femblent fe montrer de toutes parts aux hommes,, ne les frappent guere à moins qu’ils n’en foient avertis. Ce n’eft pas que ces tems malheureux ayent été plus itériles que d’autres en génies rares; la nature eft toûjours la même: mais que pouvoient faire ces grands hommes, femés de loin à loin comme ils le font toûjours, occupés d’objets différens, & abandonnés fans culture à leurs feules lumières. Les idées qu’on acquiert par la leéture & la fociété, font le germe de prefque toutes les découvertes. C’eft un air que l’on refpire fans y penfer, & auquel on doit la vie; & les hommes dont nous parlons étoient privés d’un tel fecours: Ils reflem-bloient aux premiers créateurs des Sciences & des Arts, que leurs illuitres fuc-ceiïeurs ont fait oublier, & qui précédés par ceux-ci les auraient fait oublier de même. Celui qui trouva le premier les roues & les pignons, eut inventé les montres dans un autre fiecle ; & Gerbert placé au tems d’Archimede l’auroit peut-être égalé . Cependant la plûpart des beaux Efprits de ces tems ténébreux fe faifoient ap-peller Poètes ou Philofophes. Que leur en coûtoit-il en effet pour ufurper deux titres dont on le pare à fi peu de frais, & qu’on fe flate toûjours de ne guere devoir à des lumières empruntées? Ils croyoient qu’il étoit inutile de chercher des modèles de la Poéfie dans les Ouvrages des Grecs & des Romains dont la Langue ne fe parloit plus ; & ils prenoient pour la véritable Philofpphie des Anciens une tradition barbare qui la défigurait. La Poéfie fe réduirait pour eux à un méchanifme puéril: l’examen approfondi de la nature, & la grande étude de l'homme, étoient remplacés par mille queftions frivoles fur des êtres abliraits & métaphyiiques ; queftions dont la folution, bonne ou mauvaife, demandoit lou-vent beaucoup de fubtilité, & par conféquent un grand abus de l’efprit. Qu’on joigne à ce défordre l’état d’efclavage où prefque toute l’Europe étoit plongée, les ravages de la fuperftition qui naît de l’ignorance, & qui la reproduit à fon tour: & l’on verra que rien ne manquoit aux obftacles qui éloignoient le retour de la raiion & du goût, car il n’y a que la liberté d’agir & de penfer qui foit capable de produire de grandes cnofes, & elle n’a beloin que de lumières pour fe préierver des excès. Auffi fallut-il au genre humain, pour fortir de la barbarie, une de ces révolutions qui font prendre à la terre une face nouvelle : l’Empire Grec eft détruit, fa ruine fait refluer en Europe le peu de connoilTances qui reftoient encore au monde: l’invention de l’Imprimerie, la protection de Meaicis & de François I. raniment les efprits; & la lumière renaît de toutes parts. ■ L’étude des Langues & de l’Hiftoire abandonnée par néceffité durant les fiecles d’ignorance, fut la première à laquelle on le livra. L’efprit humain fe trou-voit, au fortir de la barbarie, dans une efpece d’enfance, avide d’accumuler des idées, & incapable pourtant d’en acquérir d’abord un certain ordre par l’efpece d’engourdiflement où les facultés de lame avoient été fi long-tems. De toutes ces facultés, la mémoire fut celle que l’on cultiva d’abord, parce qu’elle eft la plus facile à fatisfaire, & que les connoilTances qu’on obtient par fon fecours, font celles qui peuvent le plus aifément être entaffëes. On ne commença donc point par étudier la Nature, ainlî que les premiers hommes avoient dû faire ; on joüiiToit d’un fecours dont ils étoient dépourvûs, celui des Ouvrages des Anciens, que la générofité des Grands & l’Impreflion commençoient à rendre communs: on croyoit n’avoir qu’à lire pour devenir favant; & il eft bien plus aifé de lire que de voir. Ainfi, on dévora fans diftinâion tout ce que les Anciens nous a-voient laide dans chaque genre: on les traduifit, on les commenta; & par une efpece de reconnoiflance on fe mit à les adorer fans connoitre a beaucoup près ce qu’ils valoient. ,v ... . De-là cette foule d’Erudits, profonds dans les Langues favantes jufqu a dédaigner la leur, qui, comme l’a dit un Auteur célébré, connoiffoient tout dans les Anciens, hors la grâce & la fineffe, & qu’un vain étalage d’érudition rendoit fi orgueilleux, parce que les avantages qui coûtent le moins font alfez fouvent ceux dont on aime le plus à fe parer. C’étoit une efpece de grands Seigneurs, qui fans relTembler par le mérite réel à ceux dont ils tenoient la vie, tiroient beaucoup